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Bob Morane et Bill Ballantine se retrouvaient seuls dans cette pièce étroite et qui, cependant, donnait une impression de vastitude. Les murs étaient-ils des murs ? Le plafond était-il un plafond ? Au royaume du Temps, la réalité n’existait plus. Seul le sol donnait une impression de solidité. Momentanée peut-être… Et ces portes ?… Elles étaient trop nombreuses pour être honnêtes.

L’Écossais montra celle que leur avait indiquée la petite Lin, et il interrogea :

— On y va, commandant ? Morane haussa les épaules.

— Comme si nous avions le choix, Bill !

D’un pas qu’il s’efforçait de rendre assuré, il marcha vers la porte, en manœuvra le système de fermeture, la poussa. Elle s’ouvrit sans même un grincement et il y eut un léger choc quand le battant heurta la muraille, de l’autre côté. Un bruit sourd, léger, presque rassurant.

Le couloir s’ouvrait bien là, comme l’avait dit Lin. Restait à savoir où il menait exactement.

Suivi par Bill, Morane s’avança, marcha sur une distance de quelques mètres, stoppa, prudent.

Une lumière diffuse régnait dans l’étroit passage, assez vive cependant pour permettre d’y voir. À gauche, à droite, des murs de briques tachés de salpêtre et de moisissures. Au-dessus, un plafond qui avait jadis était chaulé et dont le plâtre s’écaillait. Le décor classique pour ce genre d’aventure.

Et, en fait, les deux amis pouvaient se demander si, justement, ils ne se trouvaient pas dans un décor construit autour d’eux pour la circonstance.

Une odeur caractéristique leur montait aux narines. Un relent de moisissure, mêlé à celui du poisson rance, de la sueur humaine, du bois pourri, de la misère. L’odeur de Limehouse, de l’East End, de l’horreur victorienne.

— On avance ! décida Morane.

À peine si leurs pas résonnaient sur les pavés suintant d’humidité. Tout était comme ouaté par la peur. À cette époque, la ville de Londres, tout au moins dans ses bas quartiers, suait la peur. Une peur insidieuse, engendrée par la misère.

À l’autre bout du couloir, au fur et à mesure que Bob et le géant avançaient, un rectangle de nuit se précisait. En même temps, une autre odeur se superposait à la première, l’effaçant presque : l’odeur âcre du smog, fait de brouillard et de fumée de charbon gras.

Finalement, ils débouchèrent dans une étroite venelle striée d’ornières et au creux de laquelle, par endroits, le brouillard s’accumulait en épais paquets d’ouate souillée. À d’autres endroits, la purée de pois s’éclaircissait, sans toutefois se dissiper complètement, et on pouvait alors avancer presque sans tâtonner.

En s’engageant dans la venelle, les deux amis avaient vu aussitôt l’espace autour d’eux s’animer d’une vie larvaire.

Silhouettes humaines cauteleuses, rasant les murs en titubant. Femmes loqueteuses, enveloppées dans des châles en lambeaux. Certaines portaient des chapeaux à fleurs qui, à la misère, ajoutaient le ridicule. Hommes à la démarche incertaine, puant le gin, engoncés dans des vêtements qui sentaient le fripier. Enfants morveux, en haillons, dont les pieds nus raclaient les pavés avec des grincements de râpes. Comme bruits, des rauquements, des borborygmes. Parfois, quelques lambeaux de chansons bachiques. Des jurons. Des insultes. Des appels de détresse. Et, çà et là, lardant la nuit, les appels des sifflets des hobbies. De temps à autre, la porte d’un pub misérable s’ouvrait, libérant une brève lueur d’enfer et crachant des choses qui n’avaient plus d’hommes et de femmes que le nom.

L’East End de l’époque victorienne dans toute son horreur. Dans son palais, la reine Victoria cuvait son deuil, indifférente à tout. Un peu partout dans le monde, les Tuniques Rouges avaient imposé leurs lois, bâtissant un empire dont Charles Quint lui-même eût été jaloux. Les banques regorgeaient d’or et les premières mécaniques de l’ère industrielle changeaient les manufactures en d’inhumaines entités bientôt invincibles. Et, pendant ce temps, le petit peuple de Londres crevait la misère, croupissait dans la crasse et le crime. C’était là, dans ces rues lépreuses, que l’Empire commençait à pourrir.

Bob Morane s’arrêta soudain. Sa main se crispa sur le bras de Ballantine. Les deux amis marchaient à se toucher pour ne pas risquer d’être séparés par le fog. Un cri venait de retentir. Proche et éloigné à la fois. Un cri qui n’avait pas son pareil. Qui glaçait les sangs. L’illustration sonore de l’horreur elle-même.

Les dacoïts ! murmura Bob.

 

*

* *

 

Ils couraient.

Morane allait en avant et Bill venait derrière, le tenant par un pan de son vêtement. Pas question de se perdre de vue. Le brouillard s’était bien un peu dissipé ; n’empêche qu’on n’y voyait pas à dix mètres. Plus loin, c’était un épais coton. Les silhouettes pointues des maisons au premier plan ; au-delà, plus rien.

Maintenant, l’appel des dacoïts se répétait à intervalles réguliers. Ce qui indiquait que les tueurs de Monsieur Ming communiquaient entre eux pour situer leurs proies. Une sorte de repérage gognométrique. Et les proies étaient Bob Morane et Bill Ballantine. Aucun doute là-dessus pour eux, à force d’habitude.

C’était à peine si les pistolets à rayons ioniques, qu’ils avaient tirés, les rassuraient. Il s’agissait d’armes redoutables à visée calorifique. Ils ne manquaient jamais leur but et, où qu’ils touchaient, mettaient irrémédiablement l’adversaire hors de combat. Mais les dacoïts n’étaient pas des adversaires comme les autres. Leurs réactions étaient imprévisibles. On pouvait se demander s’il s’agissait d’êtres humains. Autant loups que panthères. Ils frappaient à l’improviste, pareils à des fantômes, et leurs poignards, dont ils se servaient avec une adresse diabolique, étaient plus efficaces que les armes à feu les plus perfectionnées.

Une seule chose servait Bob Morane et le géant : l’habitude qu’ils avaient de les combattre. Ils connaissaient toutes leurs ruses… Ou tout au moins, c’était ce qu’ils croyaient.

Ils couraient donc. À travers un quartier qui, soudain, s’était dépeuplé. Tout à fait comme si l’appel des sicaires de l’Ombre Jaune en avait fait fuir les habitants.

Parfois, dans l’enfilade d’une ruelle, Bob et Bill distinguaient une silhouette furtive, l’éclair d’une lame brandie, le tout tamisé, rendu plus redoutable encore par les voiles fuligineux du fog.

Les appels se faisaient plus précis, se rapprochaient. La menace se précisait.

Bill Ballantine stoppa, obligeant Morane à l’imiter. Le colosse se colla à la muraille, un peu haletant, jeta :

— Inutile de continuer à fuir… On risque d’être pris à revers…

Bob se colla lui aussi à la muraille, son pistolet à rayons ioniques braqué.

— Tu as raison, Bill… Ça va être le « baroud d’honneur » comme on disait à la Légion à l’époque du Rif…

— Un « baroud d’honneur » de plus ! ricana l’Écossais. Espérons qu’une…

Le géant se tut brusquement. Sursauta en même temps que son compagnon. Fit après qu’un ange eut passé :

— Ce que ça veut dire ?

Le silence s’était fait. Un couperet qui s’abat et auquel succède le néant.

C’était comme si les dacoïts avaient été, tous en même temps, frappés de mort subite. Ou tout au moins rendus muets. Leurs appels au meurtre avaient cessé de se faire entendre. Alors des voix humaines les remplacèrent. Des cris. Des invectives. Des menaces qui retentissaient dans la nuit, dans le dédale des ruelles de Limehouse. Tout cela dans une langue dont Morane enregistra des bribes et qu’il reconnut aussitôt.

— Du latin, murmura-t-il.

D’autres bruits se mêlaient maintenant aux cris et aux mots. Des coups sourds de métal contre le métal, de l’acier des glaives contre le bronze des cuirasses.

— Les gladiateurs ! fit Bill Ballantine. Ils ont retrouvé notre trace… Eux et les dacoïts, ça commence à faire beaucoup.

Bob Morane prêtait l’oreille. Il fit, à mi-voix :

— Pas si sûr, Bill, pas si sûr…

Au moment où les hurlements des dacoïts retentissaient à nouveau, pour se mêler à ceux des gladiateurs.

— Ils ont peut-être retrouvé notre trace, enchaîna Morane, mais ils sont tombés sur les hommes de Monsieur Ming…

— Et ils sont en train de s’entretuer, hein ! fit presque joyeusement l’Ecossais.

Morane ne répondit pas. Il se contenta de crocher le poignet de son compagnon et de l’entraîner dans le brouillard.

Ils marchèrent durant un long laps de temps, presque au hasard, mais ils durent finir par s’arrêter. Le fog s’était soudain épaissi et les entourait d’une chape de coton sale, à l’odeur de fumée.

— On continue ou on attend que cette saloperie se dissipe ? risqua Ballantine. À moins que les gladiateurs et les dacoïts ne nous retrouvent avant pour se disputer nos dépouilles et…

Le colosse se tut soudain, prêta l’oreille. Quelque part, un bruit de pas traînant avait retenti, se rapprochant peu à peu.

— Il y a quelqu’un ? fit une voix en anglais cockney. Puis une silhouette se détacha du brouillard, se précisa.

Maintenant, l’homme n’était plus qu’à quelques mètres et on pouvait presque le détailler.

— On est perdus, hein ? fit-il. C’est vrai qu’c’est pas un temps à mettre un foutu chien d’chrétien dehors…

L’homme était grand et maigre. Il portait une sorte de houppelande qui le faisait ressembler à un épouvantail, tout comme son feutre cabossé. Mais ce qui était le plus étonnant, dans un visage de craie, c’était les lunettes solaires qui chevauchaient un nez dont il eût été bien difficile de deviner la forme.

« Des lunettes solaires dans une purée de pois pareille ! », s’étonna Morane qui, presque en même temps, comprit. L’homme qu’ils avaient devant eux était aveugle.

— Z’allez loin comme ça ? interrogea l’infirme. Morane lança une adresse.

— C’est pas à la porte, Gov’nor, fit l’aveugle, et par c’te fog trouverez pas un cab qui voudrait vous conduire !… Mais moi j’veux bien… Pour quelques souvereigns, bien sûr…

— Vous serez payé quand nous arriverons, assura Morane, par le type chez qui nous allons… Nous, on n’a pas un seul penny…

— Des étrangers, s’pas, Gov’nor ?

— C’est ça… Mais vous pouvez nous faire confiance… L’homme décida brusquement.

— J’vous fais confiance… Z’avez une voix qui fait confiance. Et Ismaïl Marmaduke s’trompe jamais sur les voix… Suffira que vous mettiez la main sur mon épaule, Gov’nor, et vot’pote sur la vôtre, et en route à travers les nuages !…

Bob Morane avait déjà entendu dire que, au « bon vieux temps » par les jours de fog particulièrement épais, les Londoniens aisés se faisaient conduire par des aveugles. Jusqu’alors il avait cru à une légende. À présent, il savait qu’il n’en était rien.

C’est ainsi que trois hommes traversèrent une partie de Londres cette nuit-là, à travers une purée de pois à couper à la hache. Trois hommes, deux voyants et un aveugle. Et, des trois, c’était l’aveugle qui y voyait le mieux…

 

Les Nuits de l'Ombre Jaune
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